top of page
  • Photo du rédacteurAude

DAHUT

Dernière mise à jour : 9 janv. 2020




Certains cherchent encore les restes de Ys, la blanche Cité Écumante, qui aurait coulé au large de la baie de Douarnenez....



Nous regardions Ys avec toute l'émotion dont nous étions alors capables, une tristesse un peu froide, neutre, qui se voulait compatissante.

Ys, la Blanche Cité Écumante.

Ys, tombée dans les bas-fonds les plus obscurs de la conscience humaine...



Portée sur les flots par une reine sirène, lumineuse, délicate et fière, Ys résidait là ou aucune autre ville n'aurait pu se poser, plus légère qu'une plume, gracieuse comme le cygne devenu soleil. Blanche et cristalline, Ys illuminait les flots de sa présence miroitante.

On venait de l'autre bout du monde pour l'admirer : les yeux se troublaient, les corps s’émerveillaient en présence de la Grande Cite Écumante.

De l'eau, elle était gardée par une troupe de dauphins, tandis que dans les airs, les Grands Dragons veillaient sur leur cité altière.

En vérité, grande et belle était la Cité, tellement grande, et tellement belle, que les cœurs y chaviraient ; tellement grande, et tellement belle, que les cœurs y plongeaient.

Les cœurs purs y goûtaient la résonance de leurs eaux transparentes, les cœurs agités s’y abîmaient en vertiges jaloux.

Quant au cœur de celle qui chérissait la Grande Cité plus que tout, Dahut, sa magnifique Reine des Flots, celui-ci, trop ouvert, absorbait tout. Il prenait la lumière comme il prenait les ténèbres de sa Ville. Et, tout doucement, sans même qu'elle s'en aperçoive, le cœur de Dahut, trop conscient des événements à venir, se ferma.

Pour ne pas souffrir, par peur de l'amertume et de la colère, son écrin, lentement, s'affaissa. Mais cœur fermé n'est pas bon guide, et les yeux de Dahut aussi s’éteignirent.


Tous les jours, dauphins et sirènes murmuraient à ses oreilles, et tentaient d'avertir la Reine :

« L'eau monte, ma Reine, l'eau monte dans les cœurs des habitants de Ys, et bientôt ces eaux déchaînées nous submergeront. Les grandes écluses, fermées par la Clé que tu portes autour du cou, n'y pourront rien changer. Il faut transformer, ma Reine, il faut transformer l'essence même de notre Cité. »

Mais Dahut, privée de ses yeux, ne voyait plus. Alors elle cessa d’écouter les conseils du peuple de l’Océan, et elle perdit ses oreilles.

Tous les jours, les Grands Dragons appelaient Dahut et lui murmuraient directement à travers le cœur:

« Les vents se lèvent, ma Reine, les Vents du Chaos et de la Dispersion fouettent les cœurs des habitants de Ys ! Bientôt ils seront trop forts. Alors le feu du ciel s'abattra sur nous, et nul ne pourra plus empêcher la Cité de sombrer. Il faut, ma Reine, il faut transformer l'essence même de notre Cité. »

Mais Dahut, le cœur fermé, ne voulait plus entendre les paroles des Grands Dragons. Leurs vibrations, à peine perceptible, s'enfuyaient si tôt qu'elle tentait de les retenir.

Alors le cœur de Dahut se ferma tout à fait.

La Reine prit les couleurs du deuil, et ferma les portes de la grande Cité.

Ys, seule et fière, coupée du monde, se mirait dans ses profondeurs tourbillonnantes, et tentait de rattraper ses propres reflets.


Regardez la Reine, là, sur le chemin de ronde !

Une force mystérieuse l'anime et la pousse vers le Cœur de la Cité.

Comme elle est belle, aujourd’hui ! Dahut porte ses couleurs, et le bleu et le violet illuminent son sillage de reflets miroitants. Sur son passage, les habitants de Ys s’écartent, emplis de respect devant le symbole vivant de leur magnifique Cité.

Mais regardez-là d’un peu plus près… Allez-y, approchez doucement. Vous voyez ? Comme elle semble lasse, comme sa peau est blanche ! Une fatigue immense, terrassante, se lit sur son doux visage. Un masque sombre déforme ses traits réguliers.

Dahut porte le destin de son peuple dans sa chair.


Aujourd’hui, elle retourne vers Lui.

Cela faisait longtemps, si longtemps...

Au centre de tout, le commencement du monde, Dieu. Et le Grand Cristal. Lorsque le Cristal parle, c’est Dieu qui s’exprime à travers lui. Et le Grand Cristal ne parle qu’à la Reine.

Mais ces derniers temps, le Silence a pris ses quartiers au cœur de la Cité. Dieu ne parle plus.

Dahut se rend dans le Temple Doré, le centre nerveux de toute la Cité.

Sur son chemin, gardes, prêtres et officiants la suivent du regard. Cela fait bien longtemps que leur Reine ne s’est pas déplacée en ces lieux. Et l’ambiance y a bien changé…

Depuis quelques temps déjà, des hommes et des femmes aux idées nouvelles propagent une vision du monde emplie de pouvoir et de haine. Et si on prête l’oreille aux astres, on entend, hélas !, on entend le chant qui achèvera les anciennes coutumes. Au cœur de la Cité, on prône les plaisirs sans frein, l’expérimentation sur les corps, la magie qui domine et qui asservit. Tout ce qui fut jadis interdit est aujourd’hui recherché. A l’intérieur des remparts, dans les grands bâtiments de marbre cristallin, les orgies se parent des voiles obscurs de la magie noire, tandis que les scientifiques œuvrent à créer des formes monstrueuses. Hybrides et Chimères, créatures sans terre, sont de plus en plus nombreuses en Ville. Dans les sous-sols et les recoins les plus secrets, on va jusqu’à détourner l’énergie des Cristaux Sacrés pour tenter de contrôler leurs pouvoirs de destruction.

Rien ne semble arrêter la plongée de Ys dans ses propres ténèbres.

Et Dahut, en tant que symbole des temps et des valeurs anciennes, Dahut elle-même est devenue suspecte aux yeux de ces nouveaux adeptes.

Dahut avance sans ciller devant les regards voilés qui se posent sur elle, et sur la petite clé qui ne quitte jamais son cou.

Arrivée devant la porte, elle détache la petite clé, et ouvre doucement. La porte grince, et pousse un long soupir de contentement. Dahut la referme derrière elle, prend sur sa droite la torche qui brûle d’un feu éternel, et descend les marches qui s’enfoncent vers les profondeurs. L’atmosphère est humide, les murs suintent. Dahut doit faire attention sur les marches glissantes.

Arrivée en bas de l’escalier, elle y retrouve Nerna, la gardienne.

-Bonjour, Nerna. Alors, c’est comme ça, l’eau envahit maintenant jusqu’au Cœur du Sanctuaire? -Bonjour, Dahut, ma Reine. Oui, l’eau s’infiltre partout. Des ombres rodent et nous observent. Faites bien attention. Je ne puis plus garantir votre sécurité. La salle du Cristal elle-même émet des distorsions inquiétantes.

-Merci, Nerna. Je vais faire attention.

Nerna ouvre la porte qui mène au sanctuaire des sanctuaires, la referme derrière elle, et Dahut entre. Enfin, elle respire ! Une brise parfumée parcourt la salle. En son centre coule une douce lumière palpitante qui réchauffe la pièce. L’atmosphère est paisible. Mais Dahut pressent que le mal qui ronge la Cité assiège en ce moment même son Cœur Sacré, et commence à s’y infiltrer. Ys ne tiendra plus longtemps.

Dahut avance, et son pas résonne sur les pierres. Le Grand Cristal l’appelle. Dahut sent son cœur se dilater. Arrivée à son niveau, elle pose les mains sur lui. Une chaleur immense l’envahit. A cet instant, elle est de retour chez elle. Comme si rien n’avait jamais changé.

Au fond d’elle-même, Dahut ressent cette immense pulsation de vie. La Lumière dissipe les ombres qui avaient pris possession de son cœur.


« Dahut, en ce jour béni, je te remercie d’être venue. Tu as répondu à mon appel. Maintenant, je vais te rendre la mémoire des événements à venir.

Une fois, tu l’as connue, et tu l’as oubliée. Ne te blâme pas. Tout s’est déroulé exactement comme cela devait être.

La Cité va mourir, Dahut. Rien ne peut empêcher son déclin. Le mal la ronge, comme il ronge le cœur des Hommes. Ys est une cité de Lumière, et l’humanité n’est pas prête. Elle doit faire ses propres expériences. Elle doit plonger dans ses ténèbres. C’est une étape nécessaire, sois-en bien consciente. Ys ne peut survivre au monde qui se presse maintenant contre elle. Votre science et votre magie sont bien trop avancées pour ce qui est et qui sera longtemps encore.

Comprends, Dahut, comprends que c’est bien plus que la survie de cette petite île qui est en jeu. Ys va être détruite, et tu ne peux rien y faire.

Tu vas tenter par tous les moyens de sauvegarder ton île, et tu auras raison.

Tu vas tenter par tous les moyens de repousser l’inévitable, et tu auras raison.

Mais tu ne pourras rien y faire.

Bientôt, Dahut, bientôt les eaux du peuple des Océans envahiront la Ville, tandis que le feu du ciel, appelé par les Grands Dragons, s’abattra sur elle.

Et lorsque le moment sera venu, Dahut, c’est toi qui permettra la chute de Ys. Et c’est bien là ce que j’attends de toi. Est-ce que tu me comprends?

D’ici là, je te charge de réunir le Grand Conseil. Les connaissances de Ys doivent être mises en lieu sûr, cachées des hommes, protégées par une caste de gardiens au cœur pur.

Et, lorsque le temps de la Lumière sera de retour, Ys brillera à nouveau dans le cœur des hommes.

Maintenant, va, Dahut. Va, et accomplis ton destin. »


Nous n’avions pas compris à quel point Ys avait souffert.

Nous n’avions pas compris à quel point Dahut, prenant en son corps le martyre de la Ville, souffrait.

Nous avions cru pouvoir nous débarrasser de la Blanche Cité comme d’un symbole devenu transparent.

Mais la magie, à Ys, était trop forte.

La connaissance, à Ys, était trop puissante.

Et l’amour, à Ys, était trop intense.

Nous avons regardé Dahut se débattre pour sauver la terre qui la portait.

Nous avons regardé, de là-haut, de très haut, les manifestations visibles et invisibles de la dégénérescence de tout un peuple.

Nous étions peinés à la vue de l’orgueil qui animait le cœur des hommes.

Ils avaient oublié qu’ils pouvaient aimer. Ils avaient oublié leur origine divine, et, petits, rageurs, ils levaient le point au ciel dans cet acte de défi ultime, niant la vérité de notre Amour.

Nous avons regardé tout cela avec les yeux des parents qui savent que leurs enfants doivent parfois expérimenter le pire pour atteindre le meilleur.

Nous avons regardé tout cela en sachant que tout avait toujours été ainsi.

Les fils du temps se déroulaient, implacables, et nous étions leurs gardiens.

Mais nous aussi avons péché.

Nous aussi étions orgueilleux.

Nous étions trop lointains;

Nous étions trop distants.

Nous avons manqué de jugement.


Lorsque le temps fut arrivé de sacrifier la Blanche Cité, nous y avons envoyé, ultime affront, celui auquel Dahut ne pourrait rien refuser.

Nous avons envoyé vers Dahut, épuisée, malade, portant en son sein les monstruosités de la Ville, le plus beau d’entre nous, à peine revêtu d’un costume de chair neuve.

Et, dans la chambre de la Reine, cachant ses ailes sous son doux manteau blanc, il s’enfuit, clé à la main.

Il ouvrit toutes les portes.

Et nous, de là-haut, de si haut, avons sonné le glas.

Les milices marines et célestes se sont abattues sur la ville. En peu de temps, en une fraction de temps minuscule, la Blanche Cité écumante, joyau de la civilisation terrestre, avait coulé au fond de l’océan.

Nous avons regardé, de là-haut, le résultat de plusieurs milliers d'années d'histoire humaine – il ne restait rien.

Ys, en sombrant, avait entraîné avec elle les vents, les mers, et les océans eux-même. Tous avaient chaviré, cherchant au fond les restes du Cœur de Ys. Et nous l'avons vu remonter, ce Cœur sombre, encore fumant de mille ans d'enfermement, nous l'avons vu se consumer et renaître, immaculé.

Ys n'était plus, et pourtant, son Cœur lui survivait, lui qui avait été si longtemps rejeté, enfoui, caché.


Nous avons regardé Dahut nager, son corps de sirène résistant au déchaînement des éléments, jusqu'à ce que l'épuisement et le désespoir la terrassent. Et lentement, enfin, elle est descendue, rejoignant les siens au fond de l'océan.

Ce jour-là, nous avons pleuré.

Des larmes d'Anges se sont abattues sur la Terre, et partout les océans se sont déchaînés.

Ce jour-là, nous nous sommes rappelés que même si l'histoire était écrite, inéluctable, même si nous savions agir pour le bien de l'humanité et pour la pérennité de cette précieuse petite planète bleue, Gaïa, ce jour-là, nous avons compris ce que sont la souffrance, le doute, la culpabilité, la tristesse et la honte qui rongent le cœur humain.

Ce jour-là, nous avons changé, nous avons grandi, et nous avons appris une immense leçon de respect, de compassion et d'humilité.

Ce jour-là, ce jour ou nous avons regardé Dahut s'enfoncer dans les flots à la suite de sa Blanche Cité, nous, les Anges, sommes devenus un peu plus humains.

0 commentaire

Posts récents

Voir tout
bottom of page